Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau, page de garde de l'édition Amsterdam, Marc Michel Rey, 1755.
Rousseau juge que Hobbes a commis une erreur d'analyse sur l'état de nature, et donc sur le fondement de l'État. En effet, Hobbes définit l'état de nature comme une guerre de tous contre tous, qu'il a observée en particulier dans la guerre civile, et partout où l'effet des lois disparaît. C'est bien dans cette situation que le besoin d'État se fait le plus sentir.
Or, cette violence de tous contre tous n'est justement qu'une forme dégradée de l'état civil, d'une société régie par des lois, et non un état de nature. Hobbes en a déduit de façon erronée que l'État doit se fonder sur la peur, et viser avant tout par ses lois la protection des biens et des personnes. Il décrit l'être humain dans son état de nature doté des mêmes passions que dans l'état civil.
Rousseau objecte que dans un premier ou vrai état de nature les êtres humains seraient isolés, dans un état d'animalité stupide, faute d'avoir pu développer leur humanité en société. L'être humain serait par nature perfectible, capable de progresser hors de l'état de nature. Certes, concède Rousseau, il se peut qu'un tel état de nature n'ait jamais existé, et ne soit pas une origine.
Extrait :
Hobbes prétend que l’homme est naturellement intrépide, et ne cherche qu’à attaquer et combattre. Un philosophe illustre pense, au contraire, et Cumberland* et Puffendorf** l’assurent aussi, que rien n’est si timide que l’homme dans l’état de nature, et qu’il est toujours tremblant et prêt à fuir au moindre bruit qui le frappe, au moindre mouvement qu’il aperçoit. Cela peut être ainsi pour les objets qu’il ne connaît pas ; et je ne doute point qu’il ne soit effrayé par tous les nouveaux spectacles qui s’offrent à lui toutes les fois qu’il ne peut distinguer le bien et le mal physiques qu’il en doit attendre, ni comparer ses forces avec les dangers qu’il a à courir ; circonstances rares dans l’état de nature, où toutes choses marchent d’une manière si uniforme, et où la face de la terre n’est point sujette à ces changements brusques et continuels qu’y causent les passions et l’inconstance des peuples réunis. Mais l’homme sauvage, vivant dispersé parmi les animaux, et se trouvant de bonne heure dans le cas de se mesurer avec eux, il en fait bientôt la comparaison ; et, sentant qu’il les surpasse plus en adresse qu’ils ne le surpassent en force, il apprend à ne les plus craindre. Mettez un ours ou un loup aux prises avec un sauvage robuste, agile, courageux, comme ils sont tous, armé de pierres et d’un bon bâton, et vous verrez que le péril sera tout au moins réciproque, et qu’après plusieurs expériences pareilles, les bêtes féroces, qui n’aiment point à s’attaquer l’une à l’autre, s’attaqueront peu volontiers à l’homme, qu’elles auront trouvé tout aussi féroce qu’elles. À l’égard des animaux qui ont réellement plus de force qu’il n’a d’adresse, il est vis-à-vis d’eux dans le cas des autres espèces plus faibles, qui ne laissent pas de subsister ; avec cet avantage pour l’homme que, non moins dispos qu’eux à la course, et trouvant sur les arbres un refuge presque assuré, il a partout le prendre et le laisser dans la rencontre, et le choix de la fuite ou du combat. Ajoutons qu’il ne paraît pas qu’aucun animal fasse naturellement la guerre à l’homme hors le cas de sa propre défense ou d’une extrême faim, ni témoigne contre lui de ces violentes antipathies qui semblent annoncer qu’une espèce est destinée par la nature à servir de pâture à l’autre.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, édition originale de 1762, p. 230-231.
*Richard Cumberland (1631-1718) moraliste et philosophie anglais, évêque de Peterborough, auteur du De legibus naturae (1672) où il établit, contre Hobbes, qu'il y a une morale naturelle, indépendante des conventions des hommes.
**Samuel von Pufendorf (1632-1694) historien, juriste et philosophe allemand, représentant du droit naturel moderne.
Questions :
1. Comment l'homme à l'état de nature est-il présenté ici ? Analysez les termes et expressions utilisés.
2. À quelle autre représentation de l'homme naturel Rousseau oppose-t-il la conception de Hobbes ? Analysez les termes et expressions utilisés.
3. Quel est l'état affectif qui explique ici son comportement ?
a) Est-il différent de celui par lequel Hobbes explique le comportement humain à l'état de nature ?
b) Qu'est-ce qui explique dès lors la différence de sensibilité de l'être humain aux événements qui surviennent dans l'une et l'autre de ces deux interprétations de l'état de nature ?
c) Quelle rôle l'ignorance joue-t-elle ici ?
d) Quel rôle jouent également les circonstances qui caractérisent l'état de nature selon Rousseau ?
4. Quelles relations les hommes à l'état de nature entretiennent-ils avec les animaux ? Analysez la description qu'en donne l'auteur.
5. Ces relations peuvent-elles être interprétées comme des relations guerrières ? Pourquoi ?
6. Rousseau cherche-t-il ici à parer une objection possible à sa conception de l'état de nature, et si oui laquelle ?
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